« Éviter la dépendance, bâtir la résilience : les choix cruciaux du Canada entre Washington et Bruxelles »
« Éviter la dépendance, bâtir la résilience : les choix cruciaux du Canada entre Washington et Bruxelles »
Alors que Donald Trump redéfinit la politique américaine avec des tarifs douaniers agressifs, une diplomatie transactionnelle et un retrait des institutions multilatérales, le Canada se retrouve à un moment charnière. Doit-il renforcer la gestion de sa relation économique profondément intégrée avec les États-Unis, ou intensifier ses efforts de diversification, notamment à travers un partenariat plus poussé avec l’Union européenne et d’autres alliés partageant les mêmes valeurs ? Ce n’est pas une simple alternative. En réalité, le Canada doit adopter une double stratégie : gérer tactiquement son exposition à l’instabilité américaine tout en modernisant stratégiquement son économie et en élargissant ses alliances mondiales.
1. La dépendance aux États-Unis a ses limites
La relation commerciale du Canada avec l’Union européenne est freinée à la fois par des obstacles géographiques et des divergences réglementaires. Bien que l’Accord économique et commercial global (AECG) offre un accès préférentiel aux marchés européens, des barrières concrètes subsistent. Un obstacle majeur est l’absence d’infrastructures permettant le transport d’énergie à grande échelle de l’Ouest vers la côte Est canadienne. Sans gazoduc est-ouest ni terminal GNL, il est quasiment impossible d’exporter de l’énergie canadienne vers l’Europe de manière compétitive. De plus, le pétrole canadien rencontre des difficultés d’exportation vers l’Europe en raison des coûts de transport élevés, des normes environnementales strictes imposées par les importateurs européens et d’une concurrence accrue, notamment en provenance de pays plus proches comme la Norvège ou l’Algérie.
Par ailleurs, des barrières non tarifaires persistent, notamment dans le secteur agroalimentaire. L’UE interdit le bœuf produit avec des hormones de croissance, ce qui limite les exportations canadiennes malgré l’existence de contingents tarifaires. Ces quotas restent souvent inutilisés. Le secteur du bois d’œuvre illustre aussi ces défis : bien que les tarifs aient été supprimés dans le cadre de l’AECG, les exportateurs canadiens doivent faire face à une concurrence importante des pays scandinaves et baltes, mieux positionnés géographiquement et intégrés depuis longtemps au marché européen. Pour surmonter ces obstacles, le Canada doit investir dans des infrastructures stratégiques et chercher à harmoniser ses normes avec celles de l’UE, là où cela est possible.
2. L’AECG : toujours incomplet
Depuis son entrée en vigueur provisoire en 2017, l’AECG a permis à environ 98 % des lignes tarifaires de bénéficier d’un accès en franchise de droits de douane, facilitant ainsi l’exportation de la majorité des produits canadiens vers l’Union européenne. Cela a représenté une avancée majeure en matière d’accès au marché, en particulier pour les secteurs de l’agroalimentaire, des produits industriels et des technologies propres. Toutefois, malgré cet accès tarifaire élargi, les données indiquent que les entreprises canadiennes n'utilisent pas pleinement ces préférences : en 2022, le taux d'utilisation des préférences tarifaires offertes par l’AECG ne dépassait pas 60 % pour de nombreux produits, notamment dans le secteur agroalimentaire, en raison de barrières non tarifaires persistantes ou de coûts de conformité élevés. Toutefois, certaines dispositions clés restent inactives en l’absence de ratification complète par tous les États membres. Bien que l’AECG soit appliqué à titre provisoire depuis 2017, plusieurs États membres de l’UE, dont la France et l’Italie, ne l’ont pas encore ratifié. En l’absence de ratification complète, certaines dispositions clés — notamment le Système juridictionnel des investissements (SJI) — restent inactives. Ce mécanisme vise à offrir une sécurité juridique et une procédure d’arbitrage indépendante aux investisseurs. Son absence affaiblit la confiance des entreprises canadiennes en Europe. Une ratification complète permettrait non seulement d’activer ces protections, mais aussi de signaler un engagement politique et économique plus profond entre le Canada et l’Union européenne, à un moment où la gouvernance mondiale est sous pression.
3. Choisir ses secteurs stratégiques
Le Canada doit concentrer ses efforts sur des secteurs en phase avec les priorités européennes et les grandes tendances mondiales. Il s’agit notamment de :
L’intelligence artificielle et la protection de la vie privée, où le projet de loi C-27 (Loi sur la Charte du numérique) pourrait rapprocher le Canada du Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’UE. Le RGPD est un cadre juridique européen entré en vigueur en 2018 qui encadre le traitement des données personnelles et vise à renforcer les droits des citoyens. Une harmonisation avec ce règlement faciliterait les échanges numériques et les flux de données transatlantiques.
Les minéraux critiques et les technologies propres, domaines où les ressources canadiennes correspondent aux efforts européens pour réduire leur dépendance à la Chine.
La tarification du carbone et la gouvernance environnementale, qui nécessitent aujourd’hui un effort renouvelé. Depuis l’abandon récent de la taxe carbone nationale, seul le Québec — lié au système de plafonnement et d’échange de la Californie — conserve un mécanisme équivalent. Cela complique l’alignement avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’UE et affaiblit la crédibilité du Canada comme leader climatique.
La cybersécurité et la défense, où une coopération accrue avec des initiatives européennes comme la Coopération structurée permanente (CSP) pourrait renforcer la résilience. La CSP, lancée en 2017, permet à un groupe restreint d'États membres de l'UE de collaborer plus étroitement sur des projets militaires communs, comme la mobilité des forces, les systèmes de défense intégrés ou la cybersécurité. Bien que le Canada ne soit pas membre de l’UE, sa participation en tant que partenaire observateur ou collaborateur sur des projets spécifiques est envisageable, notamment dans le contexte du programme d’investissement de 800 milliards d’euros destiné à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne. Cette perspective pourrait ouvrir la voie à des partenariats industriels, à des transferts de technologie et à une meilleure interopérabilité entre les forces canadiennes et européennes.
Ces secteurs ne représentent pas seulement des zones de compatibilité avec les valeurs européennes, mais aussi des occasions de renforcer la souveraineté canadienne dans un monde de plus en plus structuré autour des technologies et de la transition écologique. Le Canada pourrait également approfondir sa participation au programme européen Horizon Europe, qui finance la recherche et l'innovation, en s'engageant davantage comme partenaire stratégique. À ce jour, le Canada est déjà associé au pilier 2 de Horizon Europe, centré sur les défis mondiaux et la compétitivité industrielle européenne, ce qui constitue une base solide pour élargir la coopération scientifique et technologique entre les deux blocs. De plus, une adhésion formelle au programme Erasmus — le principal programme d'échange d'étudiants de l'UE — permettrait aux jeunes Canadiens de renforcer leurs liens académiques et culturels avec l’Europe, tout en projetant une image dynamique et ouverte du Canada à l’international.
4. Un « label feuille d’érable » ?
Le Canada jouit d’une image internationale positive : pays sûr, fiable et éthique. Pourtant, il manque d’un mécanisme officiel de valorisation de cette réputation. La Suisse, avec sa législation sur la « Swissness », offre un modèle pertinent. Cette loi définit légalement ce qui peut être considéré comme un produit suisse et protège l’usage des symboles nationaux comme la croix blanche. Ce marquage génère une valeur ajoutée mesurable, avec des primes pouvant atteindre 20 % sur les exportations. Le Canada pourrait suivre cet exemple en créant un label officiel, soutenu par l’État, certifiant la qualité, la durabilité et l’origine canadienne des produits et services. Cela permettrait aux exportateurs canadiens de mieux se démarquer à l’international et de renforcer la marque Canada comme synonyme de confiance et d’excellence.
5. Apaiser ou contrer Trump ? Un faux dilemme
Certains estiment que le Canada devrait éviter de provoquer Trump et chercher plutôt à négocier discrètement de bonnes conditions. Vu le niveau de dépendance commerciale envers les États-Unis, cette approche peut sembler offrir une stabilité à court terme. Toutefois, la passivité comporte des risques : elle pourrait encourager de futures exigences de la part de Washington et exposer le Canada aux caprices politiques d’une seule administration.
Dans cette optique, il serait imprudent pour le Canada de se précipiter dans la renégociation de l'Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACÉUM) avec un gouvernement Trump potentiellement hostile. Le statu quo vaut mieux qu’un mauvais accord négocié sous pression. L’ACÉUM prévoit une clause de révision qui s’enclenchera à compter du 1er juillet 2026, avec un processus pouvant durer jusqu’à dix ans avant que l’accord ne devienne caduc. Cela donne au Canada une marge de manœuvre significative pour parvenir à un nouvel accord qui reflète véritablement son intérêt national. Cette période permet également au gouvernement canadien et aux entreprises de prendre des mesures concrètes pour réduire leur dépendance vis-à-vis des États-Unis et diversifier leurs marchés d’exportation.
La meilleure stratégie consiste donc à adopter une approche pragmatique — faire des concessions uniquement quand elles sont nécessaires — tout en utilisant cette période pour réformer l’économie canadienne en profondeur. Cela signifie passer d’un modèle hérité de l’après-guerre (« subventionner, protéger, réglementer ») à un modèle fondé sur l’innovation, la concurrence et la libéralisation économique, y compris par la réduction des barrières commerciales interprovinciales.
6. Une voie stratégique à tracer
Le défi du Canada n’est pas de remplacer une dépendance par une autre, mais de bâtir une économie plus résiliente et mieux intégrée à l’échelle mondiale. Cela exige :
Une agilité réglementaire, pour naviguer dans un monde de normes multiples sans compromettre les valeurs fondamentales.
Une modernisation économique, avec des investissements ciblés dans des secteurs d’avenir.
Un positionnement stratégique clair, pour promouvoir la qualité et la fiabilité des produits canadiens.
Des infrastructures adaptées, pour permettre une véritable diversification commerciale au-delà de l’Amérique du Nord.
Cette approche ne supprimera pas la vulnérabilité du jour au lendemain, mais elle pose les bases d’un Canada plus souverain, plus compétitif et mieux armé pour façonner son destin dans un monde en turbulence.
Comme toujours, très bien détaillé. 😘